XXV

 

ET tous les pigeons s’envolent d’un coup.

Un claquement terrible, comme un drapeau vivant qui recouvre la place.

Les cloches du campanile sonnent à la volée.

Julius rit, le visage vers le ciel. Lauren se penche vers moi.

« Qu’est-ce que tu dis ? »

Elle colle sa bouche à mon oreille et son souffle me chatouille.

« Midi ! »

Midi, Piazza San Marco.

Les terrasses débordent sur les dalles, le soleil est vertical, l’ombre ne dort que sous les arcades devant, la mer miroite et une île au-delà tremble, les pieds noyés dans l’eau.

Julius pointe son index.

« Santa Maria Maggiore, dit-il, les doges y faisaient baptiser leurs enfants mâles, les filles n’avaient droit qu’à la cathédrale. »

Cela le fait rire aux éclats. Il faut dire que depuis la gare de Lyon il n’arrête pas de jubiler. Lauren rit de le voir. Il est superbe, l’image du bonheur, mais le plus formidable, c’est quand même de se demander où il a pu dégotter un costume de golf pareil avec des chaussettes vertes à losanges et une casquette du Front populaire. On dirait Gabin dans Le jour se lève.

Radieux, il brandit sa casquette et ses cheveux s’ébouriffent.

« Les cloches, clame-t-il, les cloches de Venise. »

Les pigeons tournoient toujours au-dessus de nous le front levé pour les suivre, des touristes, parmi lesquels beaucoup de Japonais, passent, bardés de caméras.

« Qu’est-ce que vous buvez ? demande Lauren ; il faut arroser l’arrivée. »

Julius se tourne, impérial, vers le garçon à l’allure maffioso qui attend soupçonneux comme si on allait lui lancer des grenades incendiaires.

« Marsala, dit-il, Marsala al uovo et due menthe à l’eau per i bambini. »

J’en reste suffoqué.

« Mais vous jactez l’italien, m’sieur Julius. »

Grand geste large.

« Les voyages, dit-il ; les langues, je n’en sais aucune, mais un peu de chaque… »

Lauren me regarde, ses yeux sont plus verts encore qu’autrefois ; si je m’approche, je vois plein de palais dedans, ensoleillés, les chaises jaunes et les canaux.

« Tu as des gondoles dans les yeux », dis-je.

Elle fait son geste, toujours le même quand elle est flattée.

« C’est beau ?

– Super. »

Revoilà le maffioso. Il pose les verres comme s’ils étaient pleins de nitroglycérine et part courbé pour éviter les coups de revolver.

Nous levons nos verres.

Tout Venise baigne soudain dans le vert sucré.

« A notre voyage, mes enfants, clame Julius, à votre jeunesse ! »

Lauren m’envoie une bise mimée avec la bouche.

Je bois. Les glaçons tintent.

On ne peut pas rêver mieux. Voilà, on y est à présent, en plein dedans, on l’a tant voulu que j’avais un peu peur que ce ne soit pas si bien qu’on l’avait imaginé, mais non, ici c’est le contraire de La Garenne, c’est beau partout, il n’y a pas un coin de laideur. Ça a débuté dès la gare.

En général, les gares, c’est moche, à Paris par exemple, que ce soit Saint-Lazare ou Montparnasse ou n’importe quoi ; quand on sort, c’est toujours triste, c’est pas la belle entrée ; ici, on a donné nos billets au contrôleur, on a fait deux pas et les valises nous sont tombées des mains.

On y était en plein : dans le marbre, le soleil, les rues dorées et les bateaux tout gais qui voguaient sur les canaux. C’est une ville qui ne perd pas de temps à être belle, dès le début elle démarre fort…

De l’hôtel c’est formidable, par la fenêtre les toits s’étendent, roses, et vers l’ouest ce sont les îles comme des cailloux sur la mer.

Les cloches se sont tues, les oiseaux redescendent.

« Ne te retourne pas, dit Lauren, voilà les Bridoux. »

Je risque un œil quand même : pas l’ombre d’un doute, ça ne peut être personne d’autre. Ils nous ont vus et s’approchent. Julius fait bonjour-bonjour avec la main et Bridoux s’effondre à côté de nous.

« Vous avez trouvé un restaurant ? » demande-t-il.

Il a, en commençant par le haut, une casquette à visière verte, un maillot de corps à trous comme un filet de pêcheur, un short jusqu’aux rotules et des baskets à lacets rouges. Il doit avoir à peu près ma taille, mon poids, une moustache d’instituteur et une femme très laide en robe à fleurs et sac à main cadenassé. Ils sont descendus dans le même hôtel et son cerveau m’a paru fonctionner à partir de deux idées fixes : la première, c’est la recherche du restaurant idéal, succulent et bon marché ; la deuxième, c’est une méfiance absolue envers les Italiens qui sont des voleurs, des arnaqueurs, des escrocs, des renégats et qui n’hésiteraient pas à vous noyer dans la lagune pour vous piquer votre Instamatic.

Julius, grand seigneur, semble leur en imposer ; il écoute le père Bridoux qui serre ses joues minuscules à la limite de l’apoplexie et montre l’ongle de son pouce.

« Je n’exagère pas, dit-il, comme ça le bifteck, même pas. Et quatorze frites autour. Qu’on ne vienne pas me dire le contraire, je les ai comptées ; hein, Marguerite, je les ai comptées, combien j’en avais dans l’assiette ?

– Quatorze », dit Marguerite, son sac serré contre elle.

Bridoux a un hoquet de satisfaction.

« Vous voyez que je n’exagère pas, et toi, combien tu en avais ?

– Dix-sept », dit Marguerite.

Bridoux reste un instant frappé par l’injustice du sort et constate :

« Tu étais mieux servie, mais avouez que dix-sept frites, c’est tout de même peu.

– Et comme entrée ? » demande Julius, qui s’intéresse.

Bridoux décolle du siège, retombe, rebondit, se frappe sur les cuisses et s’esclaffe :

« L’entrée, dit-il, ça, c’est autre chose, l’entrée, il faut l’avoir vécue pour l’apprécier : du melon, mon cher monsieur, mais attention, la feuille à cigarette, moins épais qu’une tranche de jambon. Combien on a calculé qu’ils servaient de clients avec un melon entier, Marguerite ? »

Marguerite se cramponne à son sac.

« Dix-huit, dit-elle.

– Vingt-trois, dit-il. Mais le plus beau, c’était le dessert.

– Ah ! ah dit Julius, racontez-moi cela. »

Cri de rage étranglé de Bridoux.

« Un petit-beurre, siffle-t-il, un petit-beurre dans une soucoupe ; j’exagère, Marguerite ?

– Non, dit Marguerite.

– Et attendez le meilleur, vous savez combien on a payé pour ça ?

– Non », dit Julius.

Halètement bref de Bridoux qui se soulève sur son siège, retombe et râle :

« Quatre cent vingt-cinq lires, service non compris. En France, monsieur, j’aurais appelé la police. »

Lauren se lève.

« On part se promener, grand-père ? »

C’est entendu entre nous : en public, nous l’appelons grand-père, cela simplifie tout, ça paraît plus normal.

« Allez, mes petits, dit Julius, et soyez sages. »

Nous courons vers le fond de la place tandis que Julius commence à raconter aux Bridoux exorbités qu’il vient de s’enfiler deux langoustes flambées à l’armagnac, arrosées de Valpolicella, pour moins de cinquante lires. Cet homme est le plus joyeux menteur de l’univers.

Plongeons dans l’ombre froide après les chaleurs de Saint-Marc ; ici, les ruelles sont fraîches et les sandales de Lauren claquent sur les escaliers.

« J’adore Bridoux, dit-elle, ça fait vingt ans qu’il voulait voir Venise et depuis qu’il y est il ne décolère pas. Tu as faim ?

– On va voir la ville d’abord. »

Ça s’enchevêtre, Venise, c’est un méli-mélo de ponts minuscules, de quais. On a tout aimé, même l’odeur de vieille mer clapotante au bas des murs. Il y avait des canaux étroits, le linge séchait aux fenêtres dans le soleil jaune qui filtrait à peine entre les toits, en bas c’était humide et nous avons trouvé des milliers de fontaines, des puits avec des margelles sculptées, tout antique et superbe, et il y a eu une place avec une église où on est entrés parce qu’on recherchait l’ombre et que lorsqu’on visite l’Italie, y a pas à dire, faut donner un peu dans la religion.

Bizarre, ces endroits-là ; c’est peut-être parce que je n’en ai pas l’habitude, mais ça me fait toujours un effet étrange. C’est comme un autre monde, attirant parce que calme.

Il n’y avait pratiquement personne ; de temps en temps, une ombre glissait entre les prie-Dieu, on entendait des bruits de portes qui se répercutaient sous les voûtes. On ose à peine marcher dans ce genre d’édifice. Il y avait plein de tableaux aux murs des chapelles, mais c’était tellement sombre qu’ils avaient tous l’air recouverts de goudron. Des cierges brûlaient dans des cercles jaunes et dans l’ombre, parfois, une lampe rouge minuscule se balançait un peu.

Ce qui nous a surpris aussi, c’est de nous retrouver seuls. Depuis l’arrivée ici, ça ne nous était plus arrivé ; il y a toujours du monde partout à Venise, et tout à coup la paix, l’ombre, la solitude et les fresques, l’odeur de musée…

Personnellement, je ne suis pas croyant, ces endroits m’impressionnent, mais enfin pas à l’extrême, ce qui fait que lorsqu’on s’est retrouvés derrière un pilier, tout à fait derrière, on s’est roulé une galoche démente parce que ça faisait un sacré bout de temps qu’on en avait envie et pas l’occasion. On a même eu droit aux grandes orgues, et c’est à ce moment-là qu’elle a dit :

« On va jouer aux mariés, comme les gosses. »

On est partis du fond, en se donnant le bras, et on a pris l’allée centrale en souriant tout autour dans le vide, en faisant des petits gestes de la main. Tous mes copains étaient venus de Paris et des U.S.A. pour me souhaiter la bonne chance : Humphrey avec son imper, Londet, Robert Redford, Nathalie qui les dépassait d’une tête, Fred Astaire et Ginger Rogers, même Françoise avec ses gargouillis qui se mouchait dans des kleenex, Marcel et sa télé ; bref, ça a été une belle cérémonie, et l’organiste qui s’entraînait, il avait l’air d’y tâter un peu, il nous a lâché une avalanche de notes par tombereaux entiers, comme à la Scala de Milan.

Après, on s’est assis au premier rang et on a regardé un petit vieux en noir qui bricolait devant l’autel, faisant les cuivres, vidant les vases, etc.

« Tu y crois, toi, à tout ça ? » m’a demandé Lauren.

Je lui ai expliqué, que, politiquement, l’utilisation de la religion, accaparée par la bourgeoisie en vue d’une exploitation accrue du prolétariat, me paraissait être une des grandes tares de l’humanité, mais qu’en ce qui concernait l’existence même de Dieu, je balançais entre un athéisme tempéré et un refus catégorique des pratiques ignorantistes.

« Je te comprends, a-t-elle répondu rêveusement ; personnellement, le dieu de Heidegger me paraît plus proche de ma conception que celui de Descartes, abstraction quasi pure. »

Nous avons continué un moment à échanger des propos de notre âge et, soudain, je me suis écroulé, le visage tordu de douleur.

« On m’a tiré dessus, là-bas, le type derrière la chaire. »

Elle a sauté sur ses pieds.

« Ciel ! Mon premier mari ! »

On a foncé sur le bas-côté et bondi derrière une colonne. Malgré la souffrance, j’ai dégainé mon onze millimètres. C’était autre chose que dans les films.

« Tu saignes, Humphrey, a dit Lauren, je vais téléphoner au Vatican. »

Appuyé contre la pierre froide, j’ai renversé mon visage livide vers les vitraux.

« Inutile, ai-je murmuré, je serai bientôt à la gauche du Seigneur. »

Elle s’est jetée sur moi comme Lana Turner dans Une larme pour un privé.

« Ne meurs pas, old man, a-t-elle chialé, on a encore du bon temps devant nous. »

La mort m’est grimpée au ventre, ma voix est devenue inaudible et mes doigts ont laissé échapper le colt soudain trop lourd.

« Trop tard, baby, sois heureuse sans moi. »

Et crac, j’ai mouru d’un coup, superbement.

Après ça, on a refait encore une petite balade jusqu’au transept et on est ressortis et dehors c’était justement l’heure où il fallait ressortir.

Bingo.

Rouge partout. Le soleil se couche vite ici, il fonce à travers un édredon écarlate et tout brumeux ; quand on s’est regardés, on était de vrais Indiens, peints au minium comme les murs.

Les gens savent que c’est la belle heure, ils sortent tous. Dans une barque en contrebas, on a acheté du raisin dans du papier journal, deux grappes de muscat avec des grains comme des prunes, une vraie merveille, mon cœur éclatait, et on a débouché sur le Rialto. C’était noir de monde, les eaux grouillaient de gondoles et des oriflammes pendaient, pleines de sang et d’or.

Elle m’a serré la main et m’a montré quelque chose au bout du pont : c’était Julius sur l’autre rive. Il avait desserré un peu sa cravate et par tous les pores de sa peau, par toute sa face ouverte et tendre, le vieux bonhomme respirait Venise, s’imprégnant des palais et de ce monde magique où il se trouvait tout à coup parachuté.

Alors j’ai pensé à cet instant en regardant Julius, en regardant Lauren rire de joie, que, quelle que soit la façon dont tout cela pouvait tourner, jamais je n’aurai un milligramme de regret d’avoir tenté l’aventure.

E=mc2, mon amour
titlepage.xhtml
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_000.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_001.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_002.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_003.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_004.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_005.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_006.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_007.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_008.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_009.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_010.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_011.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_012.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_013.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_014.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_015.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_016.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_017.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_018.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_019.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_020.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_021.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_022.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_023.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_024.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_025.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_026.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_027.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_028.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_029.htm
Patrick Cauvin - e=mc2, mon amour_split_030.htm